Plus de trois ans après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, des entreprises françaises sont toujours présentes en Russie malgré les sanctions. Selon les données publiées en novembre 2025, 23 groupes français poursuivent encore leurs activités dans le pays — soit près d’un tiers des 75 acteurs initialement implantés avant la rupture politique et économique entre Moscou et l’Occident.
Parmi eux, certaines enseignes conservent une place prépondérante sur le marché russe. Leroy Merlin se situe parmi les premières entreprises étrangères en termes de chiffre d’affaires, tandis qu’Auchan figure également dans le top des ventes au détail. Ensemble avec d’autres groupes de l’agroalimentaire et de la distribution, ces entreprises ont versé, en cumulé, plusieurs centaines de millions de dollars d’impôts au budget russe au cours des deux dernières années.
Des arguments de « responsabilité sociale »… ou la protection d’actifs ?
Les entreprises restées en Russie invoquent fréquemment des raisons humanitaires : assurer l’accès des populations aux produits essentiels, préserver l’emploi local, éviter des ruptures dans les chaînes d’approvisionnement.
Cette rhétorique, largement reprise dans leurs communications, appelle pourtant plusieurs interrogations. Dans une économie où l’État joue un rôle central, toute activité commerciale, même neutre en apparence, contribue mécaniquement à la stabilité financière du pays. Les démarches d’« aide à la population » se confondent alors avec la préservation d’intérêts économiques stratégiques, notamment la valeur de leurs actifs et leurs parts de marché.
Le coût de la sortie : un verrouillage réglementaire assumé
Quitter le marché russe est devenu non seulement coûteux, mais aussi juridiquement incertain. Depuis 2022, Moscou a instauré un dispositif qui impose aux entreprises étrangères souhaitant se retirer :
- une décote pouvant atteindre 60 % sur la valeur de leurs actifs vendus ;
- une taxe de sortie, progressivement portée jusqu’à 35 % ;
- le risque réel de mise sous « administration provisoire », c’est-à-dire une nationalisation de fait, sans compensation.
Plusieurs groupes européens ont vu leurs filiales placées sous contrôle de structures proches de l’État après l’annonce de leur départ. Le message est clair : partir est possible, mais au prix d’une perte quasi totale de contrôle sur les investissements réalisés pendant des décennies.
La stratégie de l’attente : entre prudence et ambiguïté
Face à ces contraintes, nombre de groupes français ont opté pour ce que l’on pourrait appeler une stratégie de gel : réduction des opérations, fermeture de magasins, mais maintien des structures juridiques et du contrôle administratif.
Cette posture vise à préserver une possibilité de retour ultérieur, si le climat économique et diplomatique se normalise. Cependant, elle introduit une ambiguïté morale et réputationnelle : rester, même à bas régime, signifie continuer à participer au système économique local.
Dans l’opinion publique occidentale, cette prudence est perçue comme un calcul financier davantage que comme une responsabilité éthique.
Un enjeu d’image autant que de souveraineté économique
Moscou utilise aujourd’hui la présence de marques étrangères comme argument politique, en l’interprétant comme un signe de continuité, voire d’acceptation implicite du statu quo. Pour les entreprises, chaque trimestre passé sur le marché russe accroît le risque d’être associées à cette instrumentalisation.
La question qui se pose désormais est moins économique que symbolique : quelle image une grande entreprise française souhaite-t-elle projeter dans un monde où l’éthique commerciale devient un élément central de la confiance des consommateurs ?
Conclusion : un choix qui dépasse la simple logique commerciale
Les groupes français installés en Russie se trouvent à la croisée de contraintes financières, réglementaires et réputationnelles.
Quitter signifie perdre des actifs construits sur plusieurs décennies. Rester signifie s’exposer à une critique durable, interne comme externe.
Dans un marché mondial désormais défini par la géopolitique autant que par la concurrence, les entreprises ne peuvent plus séparer leur stratégie économique de leur responsabilité symbolique. Leur choix final — rester, partir ou attendre — sera interprété non seulement comme une décision industrielle, mais comme une prise de position.
